XI

Don’t care was made to care,

Don’t care was hung.

Don’t care was put in a pot

And boiled till she/he was done.

 

On a montré à Ça-m’est-égal que tout n’était pas égal,

On a pendu Ça-m’est-égal.

On l’a mis(e) dans une marmite, Ça-m’est-égal,

Et on l’a fait cuire jusqu’à ce qu’il/elle soit bien tendre.

 

Vieille chanson

 

À la faculté de pédagogie de l’université de Londres, Vinnie Miner assiste à un colloque sur « La littérature et l’enfant » ; elle s’ennuie de plus en plus. Le sujet est prometteur ; le premier intervenant était une amie à elle et parlait de façon divertissante ; mais les deux autres provoquent en elle un agacement croissant. L’un est un psychopédagogue obèse, le Dr O.C. Smithers ; l’autre une jeune pédante tendue nommée Maria Jones qui consacre sa vie à l’étude des anciens ouvrages sur l’étiquette.

En Grande-Bretagne, Vinnie l’a remarqué, la plupart des conférenciers sentent qu’ils ont pour obligation d’amuser leur auditoire et d’éviter le jargon ; on ne risque donc rien, en général, en assistant à une conférence publique, dès lors que le sujet est intéressant. Mais Maria Jones est trop nerveuse pour penser à ceux qui l’écoutent, et sa timidité la rend presque inaudible –, quant au Dr Smithers, il est trop content de lui. Il a, selon ses propres termes « poursuivi de longues études aux États-Unis », et profère ses platitudes avec une fadeur pompeuse qui est bien transatlantique. Comme certains éducateurs américains, il s’obstine à parler de l’Enfant comme si c’était une allégorie, une des Vertus ou des Grâces que l’on voit sculptées en pierre sur les monuments publics. L’Enfant abstrait de Smithers déborde de Besoins qui risquent de ne pas être « satisfaits » et d’un Potentiel Créatif qui doit être « développé » s’« il-ou-elle » doit devenir un « être humain pleinement épanoui ». Vinnie a toujours détesté tout particulièrement cette dernière expression, ce soir, elle la trouve comique, car on ne peut éviter de faire le rapprochement avec le physique de Smithers, qui est d’une rotondité rare en Grande-Bretagne. Dans le pays natal de Vinnie, d’après les statistiques (confirmées par ses observations personnelles) un homme de plus de trente ans sur trois est trop gros. Ici, la plupart restent minces ; mais les rares individus qui grossissent, comme pour maintenir une sorte de moyenne, deviennent souvent excessivement gros. De même, les esprits britanniques qui se laissent boursoufler par le jargon atteignent souvent un degré d’enflure digne d’être exhibé à la foire.

S’échauffant peu à peu, dépassant les douze minutes auxquelles il a droit, Smithers proclame que « la conscience morale » de l’Enfant doit être stimulée par « une littérature responsable ». Les tensions et les contraintes de Notre Monde Contemporain pèsent sur l’Enfant ; il-ou-elle (Smithers, certainement sensible au fait que la majorité de son auditoire est composée de femmes, a utilisé ce pronom peu maniable depuis le début de son allocution) doit pouvoir trouver une aide dans les livres.

Vinnie bâille, exaspérée. L’Enfant n’existe pas, voudrait-elle crier à Smithers ; il y a des enfants, c’est tout, et chacun d’entre eux est différent, unique, de même que nous tous ici, dans cette salle, nous sommes uniques – peut-être davantage, car nous avons tous la même profession et au fil du temps, nous avons été déformés et uniformisés par les contraintes de votre saleté de Monde Contemporain.

Comme tout ceci serait plus agréable et moins ennuyeux si nous étions encore des enfants, pense Vinnie. Puis, comme elle le fait souvent lors de rassemblements ennuyeux, elle trompe sa lassitude en soulageant du poids des ans toutes les personnes présentes. Les membres les plus âgés de l’assistance, elle-même, par exemple, deviennent des enfants de dix ou douze ans ; les étudiants ne sont plus que des bébés. Quel que soit leur âge nouveau, tous, se trouvant ainsi transformés, partagent la même pensée : qu’est-ce que je fais là, assis sur cette chaise, à écouter ces bêtises ? À la tribune, les orateurs et le président du colloque se regardent, interloqués. Smithers, devenu un garçonnet de six ans, grassouillet et sérieux, jette ses papiers par terre. Margaret, l’amie de Vinnie – qui, à neuf ans, est déjà raisonnable, gentille, attentive – se baisse pour consoler Maria Jones, petite fille de trois ans au plus et déjà terrifiée en public. Margaret essuie les larmes qui montent aux yeux de Maria et l’aide à descendre de l’estrade. Dans la salle, les petits étudiants gambadent ça et là, jouent à la maison sous des chaises renversées, griffonnent sur les murs au crayon ou à la craie, bâtissent et démolissent des châteaux de cahiers en poussant des glapissements de joie.

Ce ne serait que justice si un petit dieu plein d’humour – L’Enfant Lui-Elle-Même, peut-être ? – provoquait une telle métamorphose, songe Vinnie. La seule idée de transformer la littérature enfantine en discipline pour spécialistes, de faire entrer de force les aspects les plus imaginatifs et les plus libres de Notre Patrimoine Culturel (comme dirait Smithers) dans une grille de pédantisme solennel, de platitudes pompeuses, et d’analyse de texte douteuse – psychologique, sociologique, morale, linguistique, structurale –, ce seul processus mérite une sanction divine.

Bien que sa profession lui ait donné un gagne-pain et une réputation, sans parler des mois heureux qu’elle vient de passer à Londres, elle donne aussi mauvaise conscience à Vinnie. Le succès de la littérature enfantine en tant que domaine d’étude – son propre succès, donc – a un côté déplaisant. Elle a parfois l’impression qu’on l’emploie à clôturer ce qui était jadis une lande ou une pâture ouverte. Elle a d’abord aidé à entourer le pré de fil barbelé ; puis elle a aidé à cueillir et à disséquer les fleurs sauvages qui y poussent, afin de les examiner scientifiquement. Elle se console d’ordinaire en se disant qu’elle a la main légère et respectueuse, et ne risque pas de faire trop de ravages, mais quand elle doit rester assise à regarder des gens comme Maria Jones ou le Dr Smithers effeuiller les ombelles ou arracher par les racines les œillets de poète, elle se sent contaminée par leur proximité.

Smithers étale maintenant devant lui sa collection de fleurs mortes, les arrose lentement d’une dernière giclée de clichés sirupeux, et se rassied, l’air content de lui. Le débat commence ; des gens à l’air convaincu se lèvent et, parlant avec tout un choix d’accents, adressent à la tribune des discours qui se présentent comme des questions mais ont pour seul but leur propre promotion. Vinnie étouffe un bâillement de la main ; puis elle ouvre discrètement le dernier numéro du New York Review of Books, qu’elle a acheté chez Dillon en allant au colloque. Une caricature la fait sourire ; puis elle subit un choc désagréable. Bien en vue sur la page d’en face, une publicité lui saute aux yeux : c’est l’annonce d’un recueil d’essais intitulé Opinions impopulaires, dont l’auteur est L.D. Zimmern, à qui elle n’avait pas pensé depuis des semaines.

La photo qui accompagne l’annonce la fait sursauter aussi ; elle ne ressemble pas du tout au personnage qu’elle avait imaginé, qu’elle avait livré aux ours blancs et à la Grande Peste. Zimmern est plus vieux qu’elle n’aurait cru ; loin d’être bâti lourdement, il est maigre et osseux, et il n’a rien de chauve : il aurait plutôt plus de poil qu’il n’en faut, arborant une courte barbe foncée et pointue. Son demi-sourire est ironique ; il s’y mêle du mépris ou de la tristesse.

Mais peu importe l’apparence réelle de Zimmern. Ce qui importe, c’est qu’il va publier, qu’il a probablement déjà publié, un livre qui va presque certainement contenir son infâme article de l’Atlantic. Ce livre révoltant, qui existe en deux versions, relié ou broché, est disponible en ce moment même dans les librairies, d’un bout à l’autre des États-Unis, attendant l’entrée du prochain client. Il sera – ou il a déjà été – l’objet de nombreux articles ; il sera – ou il a été – acheté par toutes les grandes bibliothèques publiques ou universitaires du pays. Il figurera bientôt dans les catalogues et dans les rayons ; il sera bientôt emprunté et lu. Jouant des coudes et ricanant, il s’introduira même dans la bibliothèque Elledge, à Corinth. Plus tard, il y aura probablement une édition anglaise, et peut-être – surtout si l’auteur est un de ces horribles post-structuralistes – une édition française, une édition allemande… Les perspectives hideuses sont innombrables.

Vinnie sent brûler sous ses côtes une douleur cuisante, don de L.D. Zimmern. Pour l’apaiser, elle essaie de faire de lui un enfant mêlé aux autres enfants instantanés dont elle a suscité l’apparition : un enfant impopulaire, méprisé et persécuté par les autres. Mais l’image refuse de se préciser. Elle peut, par un effort de sa pensée, transporter Zimmern jusqu’à l’université de Londres, mais elle ne parvient pas à le rendre jeune. Obstinément figé dans une maturité amère, il reste debout près de la table désertée par les orateurs, balayant d’un œil condescendant la salle pleine d’enfants chahuteurs, y compris ou en particulier Vinnie. Et même si elle parvenait à donner à Zimmern une autre fin dûment pénible, à quoi bon, pense-t-elle ? Il est malsain, se dit-elle, de se livrer ainsi à des fantasmes violents ; de plus, c’est inutile. Aucune vengeance réelle ne s’offre à Vinnie ; elle ne peut s’exprimer nulle part, sauf dans des magazines comme Littérature enfantine, que ni Zimmern ni ses collègues ne verront jamais. Elle ne peut même plus se plaindre à ses amis, après que tant de mois se sont passés : elle leur ferait l’effet d’être névrosée, en proie à une obsession.

De plus, Vinnie, en règle générale, hésite à parler de ses ennuis. Elle est convaincue qu’il est dangereux de parler de ce qui ne va pas dans sa vie, qu’on instaure ainsi un champ magnétique qui repousse la bonne fortune et attire la mauvaise. Si elle persiste à se plaindre, les pierres, les flèches, les vis, les clous et les aiguilles de la Fortune hostile qui rôdent dans les environs lui tomberont dessus à l’unisson. La plupart de ses amis s’éloigneront d’elle, repoussés par la charge négative. Vinnie ne sera pas seule pour autant. Comme presque tout le monde, elle connaît des gens qui sont magnétisés naturellement par le malheur des autres. Ces gens-là seront attirés par sa malchance et s’attrouperont autour d’elle, ne tardant pas à la couvrir d’un duvet noir et piquant de condescendance apitoyée, semblable à de la limaille de fer.

La seule personne à qui Vinnie pourrait se plaindre sans courir de risques est Chuck Mumpson. Il se situe hors du champ d’action du système magnétique ; l’idée qu’il se fait de Vinnie ne peut être modifiée par aucune phrase imprimée dans un livre, car cette idée n’est liée ni à sa réputation professionnelle ni aux opinions d’autrui. Pour Chuck, L.D. Zimmern est un pisse-froid négligeable à qui personne de sensé ne devrait accorder le moindre intérêt. « Qui est-ce qui a quelque chose à foutre de ce que raconte un taré dans un magazine ? » lui a-t-il dit un jour. Vinnie trouve cette ignorance des us et coutumes du monde universitaire à la fois merveilleusement reposante et très frustrante, comme c’est le cas pour beaucoup d’attitudes de Chuck. C’est certainement cette ambivalence qui la retient de fixer une date pour son séjour dans le Wiltshire.

Chuck, par exemple, a une souplesse intellectuelle dont, jusqu’alors, elle n’avait pas soupçonné l’existence. Non seulement il est parvenu à accepter le fait que l’Ermite de South Leigh était un ouvrier agricole illettré, mais il est aussi fier de lui que s’il avait été un comte érudit. Quand elle lui en a fait la remarque, il a généreusement attribué à Vinnie son changement de position.

« Ta façon de m’aimer – ça suffit pour tout arranger », a-t-il déclaré, Vinnie a ouvert la bouche pour protester, mais elle l’a refermée aussitôt. Elle avait été sur le point de dire : « Je ne crois pas que je t’aime. » Mais elle n’a jamais dit le contraire ; sûrement que Chuck voulait dire « ta façon de me faire l’amour ».

Et cela, elle le reconnaît, elle peut même l’affirmer. Il est vrai qu’un plaisir physique tel que celui qu’elle éprouve avec Chuck améliore l’univers entier ; le monde devient une toupie bourdonnante, tournoyante dont toutes les couleurs discordantes se fondent en un tourbillon harmonieux qui rayonne en spirale à partir de ce centre. Quand elle est loin de lui, le tournoiement se ralentit ; la toupie chancelle, titube, tombe, révélant la laideur de ses motifs. Couchée seule dans son lit sous un simple drap fleuri, par ces courtes nuits chaudes de la fin de juin où l’obscurité semble à peine effleurer la ville et où le ciel commence à s’éclairer dès trois heures et demie du matin, elle désire Chuck de tout son corps. Mais bientôt vient le matin ; le téléphone émet sa double sonnerie caractéristique, excitée, plus aiguë et plus rapide qu’en Amérique. Juin est un mois extrêmement mondain à Londres, et l’agenda de Vinnie ne cesse de se remplir de réceptions intéressantes, qui ne laissent pas de place pour une expédition dans le Wiltshire.

De plus, quand elle ira là-bas, si elle y va, quel effet cela lui fera-t-il de vivre avec Chuck, dans sa maison ? Il y a des siècles que Vinnie n’a pas partagé un logement avec un homme – avec quiconque. Et à vrai dire, c’est en partie le fruit d’un choix délibéré. Cela fait vingt ans que son mariage s’est terminé, et au cours de cette période, elle aurait certainement pu trouver quelqu’un avec qui habiter si elle en avait eu envie – sinon un amant, du moins un ami, ou une amie.

« Tu n’as jamais peur, à vivre comme ça, toute seule ? Tu ne souffres pas de la solitude ? » disent les amies de Vinnie – ou plutôt ses connaissances, car un ami qui pose ce genre de question subit une dégradation immédiate, qui n’est parfois que temporaire, et se voit abaissé au rang de connaissance. « Mais non », répond toujours Vinnie en cachant son irritation. Bien sûr qu’elle a peur ; bien sûr qu’elle se sent seule – comment peut-on être aussi bête ? Si elle s’y résigne, c’est évidemment que pour elle, tout autre choix serait pire.

Quelquefois, malgré ses démentis, ses connaissances s’obstinent, soulignant qu’il n’est vraiment pas prudent pour une femme seule, fluette et plus toute jeune, de vivre comme ça, et qu’elle devrait se procurer un gros chien agressif. Mais Vinnie, qui n’aime pas les chiens et n’a pas envie de se conformer au stéréotype de la vieille fille solitaire, a toujours refusé de suivre ce conseil. Fido est resté son seul compagnon. Elle s’est aperçue qu’elle avait avec lui un comportement assez proche de celui des vieilles filles traditionnelles avec leurs animaux favoris : il y a encore deux mois, il la suivait presque partout, tantôt choyé, tantôt grondé.

En vérité, le caractère de Vinnie lui rend difficile toute cohabitation. La dernière fois que Chuck est venu à Londres, elle avait beau être ravie de sa présence (elle se remémore un instant bien particulier où ils gigotaient ensemble, allongés sur le tapis de son salon, en train de regarder par la grande fenêtre un ciel plein de feuilles vertes en mouvement), même alors elle s’est parfois sentie – comment dire ? – encombrée, envahie. Chuck est trop volumineux, trop bruyant ; il prend trop de place dans son appartement, dans son lit, dans sa vie.

Et Chuck n’est pas le seul à lui faire éprouver cette sensation. Chaque fois qu’elle passe un moment chez des amis, même si elle s’entend à merveille avec eux, elle se sent mal à l’aise. Trop d’aspects du partage d’une maison lui sont pénibles : par exemple, l’obligation sempiternelle d’être polie, positivement et négativement. Les « S’il te plaît », « Merci », « Excuse-moi », « Est-ce que ça t’ennuie si » ; la répression, à longueur de journée, des envies les plus naturelles – bâiller, soupirer, se gratter la tête, émettre un vent, retirer ses chaussures. Et puis il y a cette sensation d’être constamment observée, même si le regard est bienveillant, ce qui interdit de faire quoi que ce soit de bizarre ou d’imprévu, d’aller se promener sous la pluie avant le petit déjeuner, par exemple, ou de se lever à deux heures du matin pour se faire une tasse de cacao et lire Trollope, sans déclencher des interrogations inquiètes. « Vinnie ? Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu vas bien ? »

Il y a aussi tout le bruit et l’embarras que provoque la présence permanente d’une autre personne, qui va d’une pièce à une autre, ouvre et ferme des portes, allume la radio, la télévision, le tourne-disque, la cuisinière, fait couler la douche. Et on doit négocier avec cette personne avant de faire les gestes les plus simples, se mettre d’accord sur le moment de manger, le lieu du repas et sa composition, le moment de dormir, de prendre un bain, le titre du film qu’on va voir, l’endroit où on ira en vacances, les gens qu’on va inviter à dîner. Il faut pour ainsi dire demander la permission de voir ses amis, d’accrocher un tableau au mur ou d’acheter une plante verte ; on a quelqu’un à mettre au courant à chaque fois que l’on désire agir, quelle que soit la nature de l’action.

Cela s’était presque tout de suite passé de cette façon-là avec son mari. Et même avec Chuck, qui est merveilleusement facile à vivre, la cohabitation évoquait le jeu enfantin de Mère-Veux-Tu. « Je crois que je vais prendre un bain et aller au lit. » « Très bien, ma chérie. » « Je vais aller faire les courses. » « Très bien, ma chérie. » Et si par malheur on oubliait de demander la permission avant de faire quelque chose : « Dis, chérie, où étais-tu passée ? Tu as disparu d’un seul coup – j’étais un peu inquiet. » (Retourne au point de départ : tu as oublié de dire « Veux-tu ? ») Bien entendu, l’obligation était réciproque : à chaque fois que la personne avec qui on vivait voulait aller à l’épicerie, prendre un bain, déplacer un meuble, ou toute autre action parmi une centaine d’actions possibles, il fallait l’écouter vous demander la permission.

Et en fin de compte, une fois que l’on commençait à supporter cette vie, parce qu’on s’était mis à aimer l’autre personne – peut-être même qu’on avait appris à l’apprécier, cette façon de vivre, qu’elle vous était devenue nécessaire – l’autre vous plaquait. Non merci, pense Vinnie.

Le problème, c’est qu’il est trop tard pour dire « non merci ». Elle ira bientôt dans le Wiltshire parce qu’elle a envie d’y aller ; elle ne pourra pas s’en empêcher, parce qu’à la suite d’un concours de circonstances, Chuck Mumpson, ingénieur sanitaire au chômage en provenance de Tulsa, Oklahoma, est entré dans sa vie, et qu’elle s’est attachée à lui, qu’elle dépend de lui à un point qu’elle aurait honte de reconnaître devant ses amis de Londres, et plus encore devant ses amis américains.

Et quand elle sera dans le Wiltshire, ce sera pire. Elle court un danger terrible de se retrouver complètement prise au piège, captive. Vinnie imagine la campagne anglaise au mois de juin, en elle-même si séductrice. Elle s’imagine avec Chuck, se promenant entre les haies fleuries, allongée près de lui sur le gazon émaillé de fleurs d’une clairière au milieu des bois… Toute sa prudence, toutes ses restrictions, céderont ; elle sera perdue. Elle éprouvera à son égard des sentiments de plus en plus intenses, et plus ses sentiments seront intenses, pire ce sera plus tard, quand Chuck retrouvera la raison.

Vinnie sait bien, (elle a appris après trente ans et plus de pertes et de désillusions) qu’aucun homme ne s’attachera jamais vraiment à elle. Elle est convaincue, elle serait presque bizarrement fière, de n’avoir jamais été aimée au sens sérieux de ce mot. Son mari, bien sûr, lui avait dit une fois qu’il l’aimait, mais la suite des événements a prouvé rapidement qu’il se faisait des idées. Les quelques autres hommes qui ont prétendu l’aimer étaient alors entraînés par l’élan du désir, et ce qu’ils lui ont dit à ce moment-là, et rien qu’à ce moment-là, s’est vite révélé être un mensonge. Il est vrai, elle l’admet, que Chuck le lui a affirmé en d’autres occasions – mais, s’était-elle dit, il y était poussé par sa politesse, ou par Dieu sait quel code de l’honneur désuet en usage au Far-West, qui le forçait à croire qu’il aimait afin de justifier ce qui était bel et bien un adultère. Il a même fait l’éloge de son apparence (« Chez toi, tout est si petit, si mignon ; à côté de toi, les femmes de Tulsa ont l’air de chevaux de labour »).

Peut-être que pour l’instant, Chuck croit vraiment qu’il l’aime, parce qu’elle s’est montrée gentille avec lui quand il était en plein désespoir ; parce qu’elle l’a accueilli, grondé, réconforté – comme elle l’avait fait avec son ex-mari, il y a bien des années. Mais une fois qu’il aura repris confiance en lui-même, il fera comme son mari : il regardera Vinnie d’un autre œil, et la verra telle qu’elle est – une femme d’un certain âge, petite, égoïste et peu attirante. Il se tournera alors vers quelqu’un de plus joli, de plus jeune et de plus sympathique, et il ne restera rien de son amour pour Vinnie, sinon une sorte de gratitude lasse mêlée de culpabilité.

Vinnie sait tout cela – mais elle sait aussi qu’elle ne peut pas s’empêcher d’aller dans le Wiltshire. Tout ce qu’elle peut faire, et pas indéfiniment, c’est retarder son départ. Elle peut accepter des invitations à des réceptions londoniennes. Elle peut répertorier les défauts de Chuck ; elle peut examiner d’un œil froid sa propre passion, se répétant à elle-même que même physiquement, ce n’est pas son type : il est trop lourdement charpenté, trop massif, il a trop de taches de rousseur ; ses cheveux sont trop rares et ses traits trop épais. C’est vrai, tout cela est vrai – mais c’est inutile. Elle a quand même envie de lui.

Après le colloque suivi d’une réception où le vin et la conversation littéraire coulent à flots, Vinnie rentre chez elle ; en surface, son humeur s’est améliorée, mais en profondeur, elle reste morose, songeant amèrement à Opinions impopulaires et à son impuissance face à sa persécution par L.D. Zimmern. Elle a très envie d’appeler Chuck à la campagne ; mais il est presque onze heures, et il sera sûrement couché, car les archéologues commencent leur journée tôt. Tandis qu’elle regarde le téléphone, toujours indécise, il sonne. Ce n’est cependant pas la voix de Chuck, mais une voix américaine féminine, forte, jeune, vibrant comme sous la pression d’une urgence.

« Ici Ruth March », annonce-t-elle, comme si Vinnie était censée connaître ce nom ; ce n’est pas le cas. « J’appelle de New York. J’essaie de contacter Fred Turner ; j’ai son numéro à Londres, mais la ligne a été coupée. Je suis désolée de vous déranger à cette heure-là, mais il faut que je le joigne, c’est très important.

— Ah oui, répond Vinnie, qui en veut à la voix de ne pas être celle de Chuck. Vous êtes une de ses étudiantes ?

— Non, euh, bafouille Ruth March, qui explique enfin : je suis sa femme. Je vous ai rencontrée à une réception du département d’anglais, à Corinth.

— En effet. » Une image vague fait surface dans l’esprit de Vinnie : une grande jeune femme aux cheveux sombres, d’une beauté irritante, portant un chandail noir. Ce n’est pas la première fois qu’elle pense que la coutume féministe de conserver son nom de jeune fille, malgré ses justifications politiques indéniables, présente des désavantages sociaux. « Écoutez, je serais ravie de vous aider, mais je crois qu’il est sur le point de partir pour New York, de toute façon – demain, je crois.

— Je sais qu’il revient demain. Mais ce qu’il y a, c’est que je ne serai pas à Corinth à ce moment-là : il faut que j’aille au Nouveau-Mexique pour discuter d’une proposition d’emploi. J’ai été absente récemment, j’étais partie faire des photos, ce qui fait que je n’ai pas reçu son télégramme et que je n’ai pas pu l’appeler, sans quoi je l’aurais fait. » La femme dont Fred s’est éloigné paraît maintenant presque essoufflée.

« Je tiens à le trouver maintenant pour que nous puissions nous donner rendez-vous à New York, parce que j’y serai demain soir.

— Oui, dit Vinnie d’une voix neutre.

— Je pensais que vous sauriez peut-être où il est.

— Eh bien. » À la vérité, Vinnie sait effectivement où se trouve Fred. Avant-hier, quand elle l’a vu au British Museum, il lui a dit qu’il allait passer sa dernière soirée à Londres avec Joe et Debby Vogeler ; après le dîner, ils iront regarder les Druides célébrer les rites du Solstice d’Été sur Parliament Hill. « Oui, je crois qu’il est avec des amis, les Vogeler.

— Oui, je vois qui c’est. Vous avez leur numéro de téléphone ?

— Je crois que je dois l’avoir quelque part. Ne quittez pas. » Vinnie court jusqu’au salon, se disant à nouveau que son propriétaire est vraiment idiot d’avoir fait installer le téléphone dans la chambre à coucher. « Voilà… non, excusez-moi. Un instant. » Des moments gênants s’écoulent pendant qu’elle farfouille dans un tas de bouts de papier et de cartes de sociétés de taxis, faisant monter la facture du coup de téléphone transatlantique de Ruth March. « Écoutez, je suis sûre de le retrouver si je prends le temps de chercher, dit-elle finalement. Je vais vous dire : dès que j’aurai mis la main sur leur numéro, j’appellerai et je transmettrai votre message à Fred.

— C’est vrai ? Formidable. Ruth pousse un soupir reconnaissant. « Il faudrait que vous lui demandiez, s’il vous plaît, de m’appeler à New York, dès qu’il sera arrivé à Kennedy.

— Oui, très bien.

— Je serai chez mon père. Je pense qu’il a le numéro, mais de toute façon, c’est dans l’annuaire : L.D. Zimmern, dans la Douzième Rue Ouest. »

— L.D. Zimmern ? répète lentement Vinnie.

— Ouais, c’est ça. Vous le connaissez peut-être ? C’est un professeur.

— Je crois que j’ai entendu parler de lui, en effet, dit Vinnie.

— Et, au fait. Quand vous parlerez à Fred, est-ce que vous pourriez lui dire, si ça ne vous ennuie pas… »

Abasourdie par ce qu’elle vient d’apprendre, Vinnie reste muette. Ruth March prend son silence pour un acquiescement.

« Dites-lui que je l’aime. D’accord ?

— D’accord, répond mécaniquement Vinnie.

— Merci. Merci beaucoup. Vous êtes vraiment super. »

Dès qu’elle a raccroché, Vinnie commence à chercher le numéro de téléphone des Vogeler. En même temps, son esprit battant un peu la campagne, elle se demande pourquoi la femme de Fred ne s’appelle pas Ruth Zimmern ou Ruth Turner. Peut-être qu’elle a été mariée auparavant. Mais la pensée qui occupe le premier plan dans sa tête, c’est que son vœu a été exaucé. Dans un certain sens, son ennemi générique et spécifique lui a été livré ; elle peut faire retomber les péchés du père sur la fille, une femme qui jouit de la jeunesse, de la beauté et de l’amour. Sans faire le moindre effort, Vinnie peut empêcher Ruth et Fred de se réconcilier – car c’est certainement ce qui se passerait – à New York. Son inconscient semble décidé à coopérer : le numéro des Vogeler refuse obstinément de se manifester. Vinnie est convaincue qu’elle l’a quelque part, écrit sur le revers d’un bordereau du British Museum ; mais cette fiche, complice des pires aspects de sa nature, s’est totalement dissimulée. Pourtant, le meilleur côté de sa nature, qui ne croit pas à la loi de la justice généalogique – quel tort Ruth March lui a-t-elle jamais fait ? – continue à chercher.

Bien sûr, cela ne fait pas vraiment de différence, pense-t-elle en renonçant finalement à sa quête. Si Fred ne retrouve pas sa femme demain à New York, ils finiront quand même par se joindre. Elle l’appellera demain de New York ou du Nouveau-Mexique, si c’est bien là qu’elle va.

Ou alors, elle ne l’appellera pas, parce qu’elle croira qu’il a eu son message et qu’il n’en a pas tenu compte. Elle sera blessée, fâchée. Elle acceptera l’emploi dont elle a parlé, ira s’installer à l’autre bout des États-Unis, et ce sera la fin de leur mariage.

Ma foi, tant pis, ou, qui sait, tant mieux ? Puisque c’est la fille de L.D. Zimmern, Ruth tient peut-être de lui. Elle est peut-être méchante, indifférente aux autres, destructrice ; le genre de femme dont Fred, ou tout autre homme, a intérêt à se débarrasser – de même que son premier mari, s’il a existé, a gagné à se débarrasser d’elle. C’est sans doute sa faute si son mariage s’est rompu ; on ne peut vraiment pas dire que Fred est difficile à vivre. De toute façon, Vinnie ne peut rien faire pour elle. Elle n’a pas le numéro de téléphone des Vogeler, et elle ne connaît personne qui serait susceptible de l’avoir.

Le problème, c’est qu’elle sait où Fred se trouve, ou du moins où il va bientôt être : sur la partie la plus haute de Hampstead Heath, avec les Druides. Mais elle ne peut quand même pas sortir à cette heure-là et aller le chercher là-bas. Personne n’attendrait d’elle qu’elle fasse une chose pareille. Que le destin suive son cours. Vinnie éteint la lumière du salon et s’apprête à aller au lit.

En effet, la plupart des gens que connaît Vinnie ne s’attendraient pas à ce qu’elle aille jusqu’à Hampstead Heath. Mais il y a une personne qui s’y attendrait, pense-t-elle, assise au bord de son lit, un pied nu, l’autre chaussé. Chuck Mumpson trouverait cela évident ; il ne s’attendrait même pas à ce qu’elle prenne le temps de soupeser le dérangement et peut-être même les risques entraînés par cette expédition. Quand il saura qu’elle n’a pas transmis le message de Ruth March, il la dévisagera d’un air surpris et malheureux, comme il l’a fait une fois où elle lui a dit qu’elle n’avait jamais rencontré un chien qui lui plaise. Elle voit d’ici son expression ; elle entend sa voix. « Tu veux dire que tu n’as même pas essayé ? Mince alors, Vinnie. »

Vinnie repart au salon et allume les lumières. Elle déplie ses plans d’autobus et de métro et ouvre son guide A to Z. Comme elle le prévoyait, ce sera une vraie corvée d’arriver à Parliament Hill. Les Transports Londoniens lui facilitent la tâche si elle veut faire des courses chez Selfridges, consulter un médecin de Harley Street ou voir des amis à Kensington ; mais il ne leur est pas venu à l’idée qu’elle, ou tout autre résident distingué du quartier de Regent’s Park, pourrait vouloir se rendre à Gospel Oak, et ils n’ont pas prévu de moyen simple d’effectuer un tel voyage. Il va falloir qu’elle marche jusqu’au métro « Camden Town », qu’elle prenne le métro ou un autobus jusqu’à Hampstead, et enfin qu’elle traverse la lande de Hampstead Heath sur presque deux kilomètres. Une fois qu’elle aura trouvé Fred – si elle le trouve, ce qui n’est pas certain – il sera trop tard pour rentrer par le même chemin ; il faudra qu’elle prenne un taxi jusqu’à chez elle.

Elle replie ses plans, pensant aux frais, à la fatigue, aux difficultés, voire au danger, qu’entraînerait la recherche sans doute vaine de Fred Turner sur Parliament Hill à minuit ; comme il sera facile et agréable de rester à la maison et de causer une peine et un chagrin durables à une proche parente de L.D. Zimmern ! Quant à Chuck, elle n’a pas besoin de lui en parler. Mais en même temps, elle se surprend à remettre ses chaussures, à sortir de son sac son passeport, sa carte bancaire et tout son argent à l’exception de cinq livres et d’un peu de monnaie, pour se prémunir contre le vol à la tire ou à l’arraché. Enfin, elle sort de la penderie son nouvel imperméable : bien que la nuit soit estivale et douce, il soufflera peut-être un vent froid sur la lande.

Même à onze heures passées, Regent’s Park Road offre un visage familier et rassurant ; on n’y voit que quelques passants à l’air respectable qui promènent leur chien ou rentrent respectablement chez eux. Mais dès que Vinnie a traversé le carrefour et s’engage sur Parkway, se dirigeant vers le centre de Camden Town, sa respiration devient plus haletante. C’est la pire heure de la nuit, juste après la fermeture des pubs ; un grand nombre de chômeurs sans domicile fixe qui traînent dans Camden Town viennent d’être lâchés dans la rue, dans un état d’ébriété et de confusion qui peut aller jusqu’à la violence. Elle serre les lèvres et hâte le pas, tournant la tête chaque fois qu’elle passe devant un personnage ou un groupe de personnages de piètre apparence, évitant de réagir aux réflexions qui la concernent peut-être, mais pas forcément ; allant une fois jusqu’à traverser la rue pour éviter deux hommes à l’aspect particulièrement douteux tapis dans l’obscurité d’une entrée ; pendant que chaque pas assené sur le trottoir par ses chaussures pointure 35 l’éloigne un peu plus du confort et de la sécurité.

Quand Vinnie atteint le centre ville, un peu essoufflée, il n’y a pas d’autobus à l’arrêt, ni personne pour en attendre. Elle se précipite dans le métro, qui est pourtant loin de constituer un refuge enviable. C’est un lieu désagréable à toute heure du jour : un souffle d’air froid s’élève toujours des profondeurs, et on entend résonner constamment le râle bruyant et brinquebalant du vieil escalier mécanique en bois. Trois jeunes gens négligés la bousculent au passage et s’engagent dans l’escalier devant elle en lui jetant un coup d’œil hostile et peut-être menaçant. Tout en se disant qu’elle ne devrait pas le faire, elle les suit. Arrivés au pied de l’escalier, sans le moindre regard en arrière, ils disparaissent dans un couloir.

Vinnie prend le tunnel d’en face, descend les marches, et attend le train de Hampstead. Comme ils sont horribles, ces trous noirs à chaque bout du quai ! On a l’impression qu’un être énorme et répugnant va en sortir, déchaîné, et foncer sur elle. Idée stupide, presque folle. S’agit-il d’une tradition populaire fixée à l’état de vestige dans une sorte de souvenir collectif, une peur des cavernes et des serpents géants et visqueux qui subsiste dans l’inconscient selon le processus décrit par Jung ?

Naturellement, ce qui finit par sortir de la caverne est tout simplement un train, c’est-à-dire, en règle générale, un sanctuaire plutôt qu’un danger. D’habitude, le métro de Londres est à tous points de vue l’inverse de celui de New York : bien éclairé, bien chauffé, relativement propre, et plein de passagers inoffensifs. Cependant, le wagon où pénètre Vinnie est moins rassurant. Il est presque désert, jonché de vieux journaux, et une quelconque défaillance de l’installation électrique y fait régner la pénombre. Enfin, elle n’a que trois stations : un quart d’heure au plus.

Mais après Belsize Park, comme cela se passe parfois sur la Northern Line, la rame ralentit, est secouée d’un tremblement convulsif, et s’arrête dans un grincement. Le moteur devient muet ; les lumières vacillent et s’affaiblissent encore. Il n’y a que deux autres passagers dans le wagon, deux hommes isolés à l’autre bout, assis l’un en face de l’autre. Le plus jeune fixe le sol d’un air furieux ; l’autre, plus âgé, semble à moitié ivre ou à moitié endormi, ou les deux.

Dans le silence soudain, on entend au loin un autre monstre jungien qui rugit dans son tunnel. Vinnie regarde son reflet maculé dans la vitre d’en face, puis l’affichette recommandant un poison contre les cafards qui la surmonte. À mesure que les minutes s’écoulent, elle commence à avoir l’impression que le temps s’est arrêté ; jamais elle n’atteindra Hampstead ni aucun autre lieu, elle est assise sur ce siège pour l’éternité.

Sans L.D. Zimmern, elle ne serait pas là. S’il n’avait jamais existé, il n’aurait pas eu une fille irascible et irréfléchie à faire épouser par Fred Turner. Fred se serait trouvé une femme beaucoup plus gentille, qui ne se serait pas disputée avec lui et qui l’aurait accompagné à Londres. Il n’aurait jamais eu de liaison avec Rosemary Radley, et Rosemary n’aurait jamais insulté Vinnie dans un taxi.

C’est Zimmern qui devrait être là maintenant, emprisonné dans un train presque vide, à peine éclairé, au milieu d’un temps mort. Vinnie l’imagine assis en face d’elle sous la publicité pour les cafards, assez similaire à un cafard. Elle imagine comment, les minutes s’allongeant et devenant des heures, les insectes dépeints de façon si vivante au-dessus de la tête de Zimmern vont sortir de l’affiche et ramper vers lui tout le long de l’encadrement de la fenêtre, elle voit d’ici la procession défiler sur ses épaules, sur ses bras, sur son cou, sur sa tête : il essaie de les chasser, de les brosser d’un revers de la main, mais rien n’y fait, car d’autres cafards continuent à sortir de l’affiche, et d’autres encore. Zimmern appelle au secours, mais Vinnie le regarde tranquillement, sans bouger, observant ce qui lui arrive, le voulant de toutes ses forces…

Les lumières clignotent et retrouvent leur vigueur ; l’image de L.D. Zimmern s’atténue et disparaît. Le moteur hoquète comme un homme ivre et se met à ronronner. Enfin, dans un cahot, le métro démarre.

Quand Vinnie arrive enfin à Hampstead, l’ambiance, tout d’abord, n’y est pas menaçante. Un réseau serré de réverbères répand une lueur diffuse sur High Street, peuplée d’une abondance de piétons à l’air inoffensif, et égayée ça et là par une vitrine illuminée. Mais les rues latérales sont désertes et silencieuses. De temps à autre, elle entend sur le trottoir l’écho des pas d’un autre passant attardé ; parfois, une voiture la dépasse à toute allure. Arrivée à East Heath Road, elle s’immobilise et contemple de l’autre côté de la route le chemin qui s’enfonce sous des arbres touffus dans une immensité obscure, balayée par le vent. S’aventurer sur la lande à cette heure-là, ce serait de la folie ; ce serait vraiment chercher les ennuis. Il n’y a qu’une chose raisonnable à faire : tourner les talons et rentrer chez elle tant que le métro circule encore.

Animée par cette intention, Vinnie rebrousse chemin et s’engage dans Well Walk. « J’ai essayé, dit-elle mentalement à Chuck Mumpson. Mais sur la lande, il faisait noir comme dans un four, et je n’avais vraiment pas envie de me faire attaquer.

— Oh, franchement, Vinnie, répond sa voix. Tu es arrivée jusque là, tu peux le faire. Tout ce qu’il te faut, c’est un peu de culot. »

Très bien, j’y vais, lui dit-elle en repartant dans l’autre direction. Mais en traversant la route et en s’avançant sur la lande, elle sent son cœur battre de façon prémonitoire. Une lune presque pleine, embuée, pâle, commence à apparaître au-dessus des arbres, et le ciel est d’un rouge étrange, fumeux et fluorescent. Sous la brise nocturne qui souffle en rafales, chaque buisson recroquevillé, chaque arbre penché au-dessus du chemin est une présence en mouvement ; et il y a d’autres présences, bien pires : des voix et des silhouettes. Vinnie poursuit sa marche imbécile, de plus en plus effrayée et fâchée contre elle-même d’être venue, s’écartant brusquement dès qu’une feuille lui vole à la figure, dès qu’elle croise un couple en promenade, se disant qu’il faut être folle pour errer sur Hampstead Heath en pleine nuit à la poursuite d’un merle blanc. Ce merle nommé Fred Turner, qui sait si elle parviendra à le trouver sur Parliament Hill, au milieu des vauriens, des vagabonds et des voleurs qui rôdent peut-être – non, certainement – dans les ténèbres ? Qui sait si elle trouvera le chemin de Parliament Hill ?

Qu’elle soit, ou qu’elle ne soit pas, volée et blessée au cours de cette expédition idiote, Vinnie mesure l’existence d’un danger plus intellectuel mais encore moins évitable : le danger de voir l’idée qu’elle se fait de Londres endommagée ou même détruite. Tant de fois, elle a chanté à ses amis américains les louanges de cette ville paisible, non-violente, où il se peut que son appartement soit cambriolé en son absence (ce qui n’est d’ailleurs jamais arrivé), mais où jamais elle ne sera elle-même attaquée ni menacée. Ici, leur a-t-elle dit, même une femme menue d’une cinquantaine d’années peut sortir seule la nuit sans courir le moindre risque. Si elle en est réellement convaincue, pourquoi son pouls bat-il si vite, pourquoi sa respiration est-elle si haletante ? Et si ce n’était pas vrai, si cela n’avait jamais été vrai ? Depuis combien de temps s’est-elle trouvée seule, à minuit, dans un quartier inconnu de Londres ?

Ce n’est pas seulement par la faute de L.D. Zimmern qu’elle est ici, mais aussi par celle de Chuck Mumpson. Sans Chuck, elle serait, à cette heure-ci, en sécurité chez elle, et sans doute endormie. Si elle se fait agresser et tuer cette nuit sur Hampstead Heath, il ne saura même pas ce qu’elle faisait ici ; personne ne le saura. Vinnie en vient presque à souhaiter ne jamais avoir rencontré Chuck Mumpson, ne jamais avoir entendu parler de lui. Mais il est trop tard. Aussi continue-t-elle à marcher le plus vite possible, à travers la prairie noyée dans l’ombre, sous la lune mouillée.

 

Au sommet de Parliament Hill, près d’un bosquet d’arbres et de buissons, une foule peu nombreuse et peu dense s’est rassemblée pour attendre les Druides. Parmi les assistants se trouvent Joe et Debby Vogeler, ainsi que Fred Turner. Aucun d’entre eux n’est le moins du monde anxieux à l’idée d’être sur la lande à minuit, mais ils ne sont pas pour autant tranquilles. Les Vogeler se font un peu de souci pour Jakie, qu’ils ont confié aux soins d’une adolescente à l’air endormi. Fred, bien qu’il s’efforce activement de ne plus y penser, est hanté en silence par deux images en surimpression : Rosemary Radley et Mrs. Harris. Que lui/leur est-il arrivé depuis l’après-midi de la veille ? Où est/sont elle/elles maintenant, et comment va/vont elle/elles ?

De terribles scénarios défilent dans sa tête en succession rapide : Rosemary/Mrs. Harris titube d’une pièce à l’autre, en proie à l’ivresse et à la schizophrénie. Elle gît, morte, la nuque brisée, au pied de son escalier en spirale si élégant (mais glissant). Heureuse et en bonne santé, elle dîne avec des amis et leur raconte en riant le bon tour qu’elle a joué à cet emmerdeur de Fred : se faire passer pour sa propre femme de ménage, feindre d’être soûle. Elle n’a eu aucun mal à le rouler, explique-t-elle ; il est comme ce goujat de vendeur idiot qui refusait de mettre sur son compte ses achats d’épicerie, et qui a fini par protester qu’il ne pouvait pas reconnaître lady Emma Tally en jean et en chandail. Il ne saura peut-être jamais quel scénario est le bon, ni ce qui lui est réellement arrivé hier. Il n’est encore arrivé à joindre ni Rosemary ni aucun de ses amis, et dans douze heures il sera dans l’avion, en route vers New York.

Fred se ronge aussi à cause de son livre inachevé sur John Gay. La franchise, l’énergie brillante de l’œuvre de Gay, qui l’avaient tout d’abord si fortement attiré, lui semblent maintenant n’être qu’une façade. Plus il étudie les textes, plus ils se révèlent ambigus et sombres. Il voit maintenant avec plus de netteté qu’auparavant que dans l’Opéra du gueux, tout le monde est malhonnête, même Lucy, l’héroïne. Le héros, le bandit de grand chemin Macheath, qui tire son nom de cette « lande » où Fred se tient maintenant, n’est jamais qu’un truand urbain à cheval, allègrement infidèle à toutes ses maîtresses. Londres, à l’époque de Gay, était sale, violente, corrompue – et elle n’a pas changé tant que ça. Les rues sont toujours sales, les journaux regorgent de crimes et d’escroqueries – surtout dans les quartiers pauvres, mais est-ce que c’est vraiment mieux ailleurs ? Dans cette ville, qui se soucie d’autre chose que d’utiliser son prochain pour aller de l’avant ?

Fred se compare aussi défavorablement au capitaine Macheath. Les femmes de sa vie ont plutôt tendance à le détester qu’à l’aimer ; et s’il doit bientôt périr, ce ne sera pas comme Macheath, pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il n’est pas parvenu à faire : plus précisément, pour son incapacité à écrire et à publier un ouvrage d’érudition.

À part le souci qu’ils se font pour Jakie, les Vogeler sont d’humeur joyeuse. Depuis quelques semaines – depuis que le temps est devenu vraiment chaud – leur opinion de l’Angleterre s’est modifiée. Ils n’apprécient toujours pas beaucoup Londres ; mais une balade en East Anglia, où l’on a prêté un cottage à leurs amis canadiens, leur a donné la passion de la campagne anglaise. « C’est tout à fait comme de se retrouver au XIXe siècle, proclame Debby, enthousiaste. Les gens du village sont si gentils pas comme ici à Londres, et ce sont tous de véritables personnages. »

Le mois prochain, annonce Joe à Fred, ils comptent, avec les Canadiens, louer un bateau et partir en croisière sur les canaux. « C’est trop dommage que tu sois forcé de partir demain, sans quoi tu aurais pu venir aussi. Ça va être super.

— Ouais, ça a l’air chouette », dit Fred, pensant in petto que se retrouver enfermé dans un bateau pendant une semaine avec les Vogeler et leurs amis, sans parler de Jakie, ce n’est pas ce qu’il qualifierait de « super ». Pendant que leur idée de l’Angleterre contemporaine s’améliorait, la sienne a empiré. Il voit maintenant partout autour de lui ce qu’ils déploraient naguère : l’imitation et la préservation ineptes du passé, l’hypocrisie satisfaite, les règlements mesquins, l’affectation consciente de raffinement et de vertu. Londres, en particulier, à l’instar de Rosemary, lui semble alternativement factice et folle. Il voudrait être déjà arrivé au lendemain soir, et se retrouver chez lui, où il a sa place. Pourtant, Dieu sait que rien, ou pas grand-chose, ne l’attend là-bas : Roo n’a jamais répondu à son télégramme, elle est sûrement partie pour de bon.

 

À cause de sa taille, Fred est parmi les premiers à voir les Druides arriver par le chemin qui vient de l’est : une procession de vingt ou vingt-cinq personnes encapuchonnées et drapées de blanc, dont beaucoup portent des lanternes d’un type antique. Vus de loin, gravissant la colline sombre dans le clair de lune brumeux, ils sont mystérieux et même émouvants : fantômes sacrés revenus à la vie depuis un passé préhistorique.

Joe et Debby retiennent leur souffle, et Fred, impressionné malgré lui, adresse une sorte de prière muette aux Druides et aux puissances surnaturelles avec lesquelles ils sont peut-être en rapport, à la façon dont, enfant, il faisait le vœu d’avoir un cheval blanc et une charretée de foin. Faites que tout s’arrange, murmure-t-il en silence.

Mais à mesure que les Druides se rapprochent, l’illusion, comme tant d’illusions de Fred sur l’Angleterre, chancelle et vole en éclats. Vus de près ces personnages sont indéniablement modernes, bourgeois, d’un âge moyen ou un peu plus avancé. Sous leurs capuchons flottants, monacaux, on distingue de longs visages anglais, lisses, roses et blancs, comme ceux que Fred voyait tous les jours au British Museum ; ils arborent des expressions consciencieusement solennelles et bien souvent des lunettes d’un anachronisme éclatant. Sous leurs longues robes pointe un assortiment de sandales en cuir ou en plastique dont seules quelques paires pourraient passer, même sur scène, pour des échantillons de l’artisanat des anciens Bretons.

Les Vogeler ne semblent pas gênés par ces incongruités ; ils ne semblent même pas les remarquer. « Dis donc, c’est super », affirme Joe tandis que la procession défile devant eux et forme un cercle irrégulier devant le bouquet d’arbres qui couronne Parliament Hill.

« Oui, c’est drôlement impressionnant », acquiesce Debby ; et dans un murmure d’où la vénération n’est pas absente, elle souligne que beaucoup des officiants – plus de la moitié, en fait – sont des femmes. Le druidisme est une religion non-sexiste : elle l’a lu dans le Guardian.

Joe n’est pas sûr. C’est peut-être comme ça maintenant, murmure-t-il à son tour, mais, à l’origine, les Druides n’étaient-ils pas tous des hommes ? Quoi qu’il en soit, pense Fred tandis que les Vogeler poursuivent leur discussion sotto voce, ces Druides londoniens modernes sont de toute évidence des amateurs bidons. Les mouvements de coude avec lesquels leur chef agite son épée de cérémonie sont maladroits et peu convaincants, tout comme les gestes des deux femmes à lunettes qui brandissent des branches feuillues vers les quatre points cardinaux. Les fragments de liturgie que le vent de la nuit souffle aux oreilles de Fred évoquent un service religieux edwardien plutôt qu’anglo-saxon ; la diction lui rappelle les tragédies grecques montées à la faculté. Ils ont, eux aussi, quelque chose d’un peu fou, se dit-il en voyant les Druides lever leurs lanternes dans une tentative d’unisson, entonnant un hymne à quelque chose dont il perçoit mal le nom – le Grand Cercle de l’Être, apparemment ? – de leurs voix ténues et cultivées, et révélant à cette occasion un grand nombre de montres-bracelets et de jambes de pantalon parfaitement anachroniques.

Fred se détourne, dégoûté par cette bouffonnerie, et par l’océan de factice qui l’entoure aussi loin que son œil peut porter, de Bloomsbury à Notting Hill, des lumières de Highgate au nord jusqu’à Chelsea au sud, et plus loin encore.

Tournant le regard vers le village de Hampstead, il voit un autre Druide gravir le sentier, une Druidesse à l’air encore plus nigaud que les autres, ne venant pas de la bonne direction et visiblement en retard pour la représentation. Arrivée à la cime de la colline, elle s’arrête et scrute avec anxiété la foule des spectateurs ; puis elle se remet en marche, oscillant de-ci de-là comme si elle hésitait à rejoindre ses coreligionnaires. Fred se dit qu’elle risque d’être mal accueillie, car elle est non seulement retardataire mais mal équipée. Elle a oublié sa lanterne, et malgré sa petite taille, sa robe à capuchon est bien trop courte : il s’en faut de trente centimètres qu’elle n’atteigne le sol, et elle laisse voir une paire d’escarpins modernes.

Oui, pense Fred tandis que le ridicule personnage s’approche, voilà ce que l’Angleterre, malgré son histoire et ses grandes traditions politiques, sociales, culturelles, est devenue ; voilà où en est, dans sa dégénérescence, Britannia, cette noble déesse à l’ancienne vigueur : une petite Druidesse en toc, nerveuse et vieillissante…

Non. Un instant. Ce n’est pas une Druidesse ; ce n’est même pas une Anglaise. C’est Vinnie Miner.

 

Huit heures plus tard, Fred est assis sur le perron de la maison de Rosemary, à Chelsea, entouré de ses bagages au grand complet. Peut-être pas au grand complet : quand il a fourré ses affaires dans son sac à dos ce matin, il était dans le cirage, après deux nuits de sommeil interrompu. Mais s’il a oublié quelque chose, il est trop tard maintenant : son avion décolle de Heathrow à midi.

Malgré sa fatigue, Fred se sent bien mieux que la nuit dernière. Il sait maintenant que Roo l’attend à New York ; et il est arrivé à communiquer l’inquiétude que lui inspire Rosemary d’abord à Vinnie Miner puis, avec son aide, à Edwin Francis, qui est revenu du Japon et passe quelques jours chez sa mère dans le Sussex.

« Mon Dieu, a dit Edwin quand Fred l’a appelé, tôt dans la matinée, et lui a raconté son histoire. Je pensais qu’elle était absente ; elle ne répondait pas au téléphone. J’avais peur de ce genre de chose. Bon, j’ai presque fini mon petit déjeuner ; je vais prendre le premier train et j’irai directement chez Rosemary depuis la gare de Victoria.

— Très bien. Je vous retrouverai là-bas.

— Je n’en vois pas l’intérêt. De plus, ne venez-vous pas de me dire que vous partiez ce matin pour les États-Unis ?

— Je peux y arriver. Mon avion ne part qu’à midi.

— Eh bien…

— J’y tiens.

— Si vous y tenez, dit Edwin en soupirant. Mais promettez-moi de ne pas essayer d’entrer dans la maison avant mon arrivée. »

N’en pouvant plus d’attendre, Fred se lève, traverse la rue jusqu’au jardin qui occupe le centre de la place, et examine la façade de la maison, craignant et espérant à la fois que Rosemary va en sortir avant qu’Edwin arrive. La maison semble désertée : tous les volets sont fermés et le seuil est jonché de prospectus et de journaux publicitaires. Il est difficile de croire qu’il y a quelqu’un à l’intérieur, et surtout pas la femme qu’il y a vue avant-hier. Ou qu’il a cru voir. Était-ce vraiment Rosemary, ou était-ce seulement Mrs. Harris, après tout ? En prenant l’une pour l’autre, n’a-t-il pas été le jouet d’une hallucination, d’une aberration mentale provoquée par un sentiment de frustration ?

« Ah, vous voilà », dit Edwin Francis en sortant d’un taxi ; il est pâle et semble anxieux. « Avez-vous essayé de sonner ? Non ? Parfait. Voyons voir : je crois que vous devriez aller faire un petit tour dans la rue. Cela pourrait la commotionner de vous voir de façon soudaine.

— Je… Très bien », acquiesce Fred.

Il s’éloigne, et à distance respectable, regarde Edwin sonner, attendre, puis lui faire signe de revenir.

« C’est plutôt inquiétant, dit-il.

— Oui. » Fred constate que pour Edwin, comme pour beaucoup d’Anglais, le mot « plutôt » intensifie le sens du mot suivant.

« Je crois qu’il vaudrait mieux que j’essaie de trouver la clé de rechange. » Il s’approche d’une des urnes de pierre qui encadrent le perron et fouille dans la terre, sous le lierre et les géraniums blancs, à l’aide d’une brindille. « Oui, la voilà. » Edwin sort un grand mouchoir en batiste qui rappelle à Fred ceux que son grand-père avait toujours sur lui, et essuie la clé et ses petites mains finement dessinées.

« Je crois que vous feriez mieux d’attendre, dit-il en maintenant la porte à peine entrouverte. Je voudrais d’abord voir où en est la situation.

— Mais non, je veux…

— Je reviens dans un instant. » Sans laisser à Fred le temps de protester, Edwin se glisse dans le vestibule et ferme la porte derrière lui.

Fred s’assied de nouveau sur les marches au milieu de ses bagages. Aucun bruit ne sort de la maison ; il n’entend que les sons ordinaires d’un matin d’été à Londres : les feuilles qui bruissent dans le vent, les voix haut-perchées d’enfants qui jouent, le gazouillis paresseux des oiseaux, la circulation sur King’s Road. Les maisons victoriennes du square, toutes bâties sur le même modèle et bien entretenues, laquées en différentes nuances de coquille d’œuf, luisent dans le soleil tiède ; il est difficile d’imaginer quoi que ce soit de déplaisant derrière leurs façades. La porte s’ouvre ; il saute sur ses pieds. « Que… comment… ?

— Eh bien, elle est là », dit Edwin. Au cours des quelques minutes qu’il a passées à l’intérieur, quelque chose est arrivé à sa figure : il a l’air moins soucieux, mais plus en colère. « Ça va, physiquement, je veux dire. Mais elle est un peu embrouillée. Elle n’est pas encore tout à fait consciente, évidemment. Et la maison est dans un état épouvantable. Épouvantable. » Un petit frisson le parcourt.

« Laissez-moi… » Fred essaie d’entrer de force dans le vestibule, mais Edwin tient la porte.

« Je pense sincèrement que vous feriez mieux de ne pas rentrer. Cela ne peut que troubler Rosemary.

— Je veux la voir.

— Pour quoi faire ?

— Pour l’amour de Dieu. Pour être sûr qu’elle va bien. Pour lui dire que je suis désolé de ce qui s’est passé l’autre jour… » Fred est plus jeune, plus fort, et beaucoup plus grand qu’Edwin Francis ; s’il voulait, se dit-il, il pourrait facilement l’écarter.

« Je n’en vois pas l’intérêt. Elle n’est pas en état de recevoir des visiteurs, croyez-moi.

— Mais je veux faire quelque chose. J’ai le temps ; il me reste (Fred consulte sa montre) vingt minutes.

— Je crois que vous en avez déjà fait largement assez, dit Edwin en appuyant sur ses mots avec une certaine hostilité ; puis, remarquant l’expression de Fred, il ajoute : Vous savez, je pense que tout ira bien. Je vais téléphoner tout de suite au médecin pour lui demander de passer, pour plus de sécurité.

— Je veux la voir, nom de Dieu. » Fred pose la main sur l’épaule d’Edwin et commence à le repousser.

« Franchement, vous me fâchez un peu, dit Edwin sans bouger d’un pouce. Mais attendez : je vais vous dire. Si vous êtes prêt à rester à Londres et à consacrer votre vie à Rosemary, parfait ; je ne vous en empêcherai pas. Sinon, tout ce que vous ferez rendra simplement les choses plus difficiles pour elle.

— Rien que quelques minutes… » Fred se rend compte que pour franchir le barrage dressé par Edwin, il faudra qu’il ait recours à la force et même à la violence.

« Vous voulez lui rappeler que vous partez et retourner le couteau dans la plaie, c’est ça ?

— Non, je… » Se sentant accusé, Fred baisse le bras et recule. « Je veux seulement la voir, c’est tout. Je l’aime, vous savez.

— Ne soyez pas égoïste. » Edwin commence à fermer la porte. « Cela ne fera aucun bien ni à l’un ni à l’autre. De toute façon, la personne que vous croyez aimer n’est pas Rosemary. »

Fred hésite, déchiré entre le désir de la revoir et la crainte qu’Edwin ait raison : peut-être, en effet, sa visite serait-elle nocive. Il jette un regard autour de lui, comme pour chercher de l’aide ou un conseil, mais la rue est déserte.

« Rentrez chez vous maintenant, Freddy, dit Edwin. Et sincèrement, je crois que ce que vous pouvez faire de mieux, c’est d’oublier Rosemary aussi vite que vous le pourrez. Allez ; bon voyage. Et je vous en prie, n’écrivez pas », ajoute-t-il, claquant la porte au nez de Fred.

Bien qu’il se soit réservé un délai qui paraissait suffisant pour arriver à l’aéroport, Fred n’a pas compté avec la rareté des taxis à Chelsea et les encombrements de la circulation dans la journée. Pendant l’heure qui suit, il s’inquiète surtout d’arriver à temps pour avoir son avion ; il se rend compte que s’il avait vu Rosemary, il l’aurait certainement raté. Mais dès qu’il se retrouve au calme dans la salle d’attente de Heathrow, tout le trouble et l’inquiétude des deux journées qui viennent de s’écouler le submergent à nouveau.

En même temps que sa carte d’embarquement, on a remis à Fred un dépliant énumérant ce que les voyageurs ont le droit d’importer aux États-Unis. Il le froisse et le jette. Il est trop fauché pour acheter des articles détaxés ; de plus, il est déjà surchargé de tout ce qu’il a acquis en six mois de séjour en Angleterre. Matériellement, ce n’est pas grand chose : quelques livres, l’écharpe en cachemire que Rosemary lui a donnée, une liasse de notes sur John Gay et son époque. Son fardeau mental est plus volumineux : il remporte chez lui un poids de lassitude et de désillusion à l’égard de Londres, de Gay, enfin de la vie en général et de lui-même en particulier.

Autrefois, Fred se considérait comme un individu respectable et intelligent. Il songe maintenant qu’il n’est peut-être pas si différent que ça du capitaine Macheath. Son travail, comme toute œuvre d’érudition quand on n’y apporte ni volonté ni inspiration, a dégénéré au fil des derniers mois pour se réduire à une sorte de brigandage mesquin : un rapiéçage d’idées et de faits pillés dans les livres des autres.

Quant à sa vie amoureuse, elle ne vaut pas mieux. Comme celle de Macheath, elle se conforme à un des schémas littéraires classiques du XVIIIe siècle : un homme rencontre et séduit une femme innocente, puis il l’abandonne. Parfois, il se contente de « badiner avec ses sentiments » ; d’autres fois, il la viole. Il existe plusieurs fins possibles. La femme peut dépérir et mourir, mettre au monde un enfant vivant ou mort, devenir une fille des rues, entrer en religion, etc. L’homme peut passer à d’autres victimes, être finalement dénoncé par une personne bien intentionnée, trouver la fin violente qu’il a méritée, ou se repentir et revenir, soit trop tard, soit à temps pour épouser son ancienne maîtresse et recevoir son pardon. En appliquant ce modèle, pense Fred, on peut dire qu’il a séduit aussi bien Roo que Rosemary et qu’il les a quittées au moment où elles avaient le plus besoin de lui, de même que Macheath quitte Polly ou Lucy. Il n’avait jamais envisagé la situation de cette façon, évidemment. Parce que Roo était, selon ses propres termes, « une femme libérée », parce que Rosemary était riche et célèbre, il ne pensait pas pouvoir leur faire de mal. En fait, s’il a appris une chose cette année, c’est que tous les êtres humains sont vulnérables, même s’ils semblent forts et indépendants.

Roo avait eu très envie de venir en Angleterre, mais il le lui avait interdit en se disputant avec elle. Quand elle lui a écrit, en mai, elle espérait certainement qu’il lui demanderait immédiatement de le rejoindre ; mais il a laissé sa lettre traîner sur son bureau pendant des semaines, sans y répondre. Il avait encouragé Rosemary à l’aimer sans conditions, tout en ayant, de son côté, l’intention de l’aimer tant que cela l’arrangerait, et pas plus longtemps… Là, il s’est fait prendre au piège. Une partie de lui-même l’aimera sans doute toujours, même si, selon la formule d’Edwin, la Rosemary qu’il aime n’existe pas.

On annonce sur un panneau que les passagers de son vol sont priés d’embarquer. Fred rassemble ses affaires et suit les autres voyageurs dans le couloir, jusqu’au trottoir roulant qui les conduira à la porte. Regardant défiler et s’éloigner lentement de lui des affiches en couleur de paysages britanniques, les mêmes qu’il y a six mois ou leurs sœurs, Fred se voit lui-même sous un mauvais jour ; jamais, de toute sa vie adulte, il n’a eu de lui-même une opinion aussi déplorable.

Mais il est quand même jeune, cultivé, beau et américain ; il est professeur-assistant dans une grande université ; et il va retrouver chez lui une femme qui est belle et qui l’aime. Peu à peu, son optimisme naturel reprend le dessus. Il se dit qu’après tout, la justice dispensée par l’Opéra du gueux n’est pas purement poétique. Gay intervient au troisième acte de sa propre pièce, comme un dieu venant se mêler des affaires des hommes, pour lui donner une fin heureuse. Il interrompt la pendaison de Macheath et l’unit de nouveau à Polly, de même que Fred et Roo seront bientôt réunis.

Gay n’a-t-il agi ainsi, comme il l’affirme, que pour plaire au public ? Ou satisfaisait-il sa propre sympathie naturelle pour ses personnages ? Savait-il, par expérience ou par cette intuition qui caractérise le génie, qu’il y a quand même de l’espoir, peut-être pas pour tout le monde, mais pour les plus heureux et les plus énergiques d’entre nous ?

Le moral de Fred s’améliore. Au lieu de rester planté comme une souche sur le sol en caoutchouc du trottoir roulant, il se met à marcher. Les vues en couleur de la Grande-Bretagne défilent à reculons deux fois plus vite qu’auparavant, et il a la sensation d’aller au-devant de l’avenir à une allure et avec une assurance surnaturelles.